02/01/2008
L'identité, les appartenances
Nous, je
Puisque, au mépris des cultures poreuses, existent encore des absurdités aussi désuètes que des frontières entre nations, vous y devez montrer à l'un des fonctionnaires qui veillent à ces murailles, passeport ou carte d'identité. Il s'assure d'abord que la photographie d'un visage inimitable correspond à celui, singulier, qui passe devant lui, entre vos épaules. Ensuite, s'il doute, il lit vos nom, prénom, âge et sexe, notés sur l'un ou l'autre document. Il vérifie votre identité. Mais s'agit‑il vraiment de cette dernière ?
Non. Selon que vous vous appelez tel ou tel, en effet, votre nom, porté aussi bien par dix personnes ou cent mille dans le monde, ne vous désigne en aucune manière : vous appartenez seulement au sous‑ensemble de ceux et celles qui répondent à l'appel de Martin, Chang ou Gonzalez. Vous appartenez de même au sous‑ensemble de celles ou ceux dits ou dites Sarah ou Bruno. Vous rencontrez parfois, au cours de vos voyages, des prétentieux qui portent vos nom et prénom. Au moins pour cette raison d'homonymie, l'un, même associé à l'autre, ne précise votre identité en aucune manière, mais seulement une intersection de deux d'entre vos appartenances. Et, selon le sexe, vous appartenez encore à l’un des deux sous‑ensembles, mâle ou femelle, enfin à celui qui vit tant de naissances en tel lieu et en tel temps. Qui peut se vanter d'avoir seul vu le jour, là et à telle heure, telle semaine ? Votre prétendu je plonge dans des nous divers.
Confusion entre appartenance et identité
Ainsi confondons‑nous toujours appartenance et identité. Qui êtes‑vous ? En entendant cette question, vous déclinez nom et prénom, et vous y ajoutez, parfois lieu et date de naissance. Mieux encore, vous vous prétendez français, espagnol, japonais ; non, vous n'êtes pas, identiquement, tel ou tel, mais, derechef, vous appartenez à l'un ou l'autre de ces groupes, de ces nations, de ces langues, de ces cultures. De même, vous vous dites shintoïste, catholique, démocrate ou républicain; non et non, une fois encore, vous appartenez seulement à cette religion, à tel parti politique, à telle secte d'opiniâtres.
Mais qui êtes‑vous donc ? Ce verbe ouvre à des sens si vagues qu'il vaut mieux le mettre en attente ; nous y reviendrons. Dites donc votre identité. Seule réponse véridique : vous‑même et seulement vous‑même. Et cela d'autant que le principe d'identité s'énonce comme suit : P identique à P, logiciens et mathématiciens ayant coutume de le marquer par trois petites barres horizontales parallèles pour le distinguer du signe « égale » qui n'en rassemble que deux. Quant à l'appartenance, ils la désignent par un petit signe en demi‑cercle barré, qui ressemble à la lettre grecque epsilon ou à une sorte d'euro, et dont la présence montre que tel élément fait partie de tel ensemble, comme vous faites partie des Portugais, des mahométans ou de telle équipe de football. La confusion entre appartenance et identité commence donc par une grave faute de raisonnement que sanctionnerait le maître d'une classe élémentaire.
Douanes, police, Renseignements généraux, impôts...
Bien entendu, le plus souvent, vos nom et prénom suffisent à la gendarmerie pour vous repérer. Nous ne nous souvenons plus, hélas, des protestations indignées contre l'institution des papiers d'identité proférées par ceux qui refusaient, voici seulement quelques décennies, que le gouvernement les mit en carte comme les putains. L'État nazi humilia les juifs de cette manière, en les obligeant à porter sur soi et à montrer, au commandement, un tel document ; hommes et femmes dits libres s'en trouvaient exemptés, alors que les femmes et filles victimes de cette mesure devaient toutes se nommer indistinctement Sarah. Cette décision éliminait, on le voit, l'identité pour ne garder que l'appartenance.
Le repérage policier montre que cette dernière fonctionne comme une sorte d'adresse ; si la maréchaussée veut vous appréhender, il lui suffit de sonner à votre domicile, dont elle connaît le département, la ville, la rue et le numéro. Alors que vous vous posez la question: « Qui suis‑je ? », les Renseignements généraux en résolvent une tout autre : comment vous retrouver ? L'erreur de raisonnement porte sur deux disciplines distinctes : vous confondez l'ontologie et l'anthropométrie. Peut‑être même oubliez‑vous la liberté laissée par certain anonymat. Inversement, le port de cette carte protège du meurtre ; j'ai entendu dix amis africains l'envier, disant qu'au moins leur État comptait les toubabs ; s'il en manque un, on le cherche ; il devient difficile de l'éliminer.
Vie et mort
Mais la liste portée sur le passeport, la carte d'identité, plus tous les papiers administratifs, bancaires, médicaux, sans compter ceux du téléphone, du gaz et de l'électricité, n'épuise pas, et de loin, les appartenances d'une femme ou d'un homme. Apprennent‑ils une langue dite étrangère et les voilà plongés dans une communauté nouvelle, inaudible à la voisine et souvent à la leur ; pratiquent‑ils un métier, les voilà dans une entreprise, un service, une division, lancés même dans la concurrence ; un sport, les voilà dans une équipe qui, samedi prochain, va s'opposer à quelque autre ; deviennent‑ils spécialistes d'une discipline, les voilà participants d'un savoir, d'un département, d'un corporatisme ; font-ils leurs délices de l'opéra, de la danse, du piano, et ils fondent un club d'amateurs. Cette série d'appartenances s'allonge d'autant que vous jouissez du souci de vivre. Elle vous permet de partager votre expérience avec d'autres et son ouverture accroît votre accomplissement. N'hésitez donc pas, multipliez vos appartenances, vos liens s'enrichiront d'autant. Cette suite ne se clôt, vous n'achevez de tisser ce réseau que le jour de votre mort.
De nouveau, dites votre identité : à supposer qu'elle se décide comme la réunion de l'intersection de tous ces sous‑ensembles ou la somme de la série de toutes vos appartenances, vous ne la connaîtrez, nul ne la saura qu'à l'heure banale, pour vous solennelle, de votre agonie. Si et quand elle existe, elle se réduit peut-être à la somme des appartenances, mais jamais à l'une ou à l'autre d'entre elles. Aux limites de cette série ou de cette somme, existe‑t‑il un point d'accumulation en dehors de leur développement ? Ou votre identité intègre les niches où vous passâtes en votre existence, les portes que vous forçâtes, ou bien elle (une autre ?) réside toujours en quelque lieu irréductiblement extérieur à cette somme. Seule la tautologie : « moi identique à moi » ferme rigoureusement cette immanence buissonnante ou cette transcendance inaccessible. Mais la blanche transparence, l'incandescence de cette répétition n'apprend rien.
Ainsi dessinées, deux cartes tendent l'une vers l'autre : celle des appartenances court vers une complication croissante en nombre et chevauchements croisés ; celle de l'identité blanche, silencieuse et lisse, luit.
Le racisme et ses deux réductions
Or, depuis assez longtemps, savants, politiques, journalistes, régionalistes, finalement tout le monde, utilisent jusqu'à la nausée le terme identité sans y voir d'abord cette pure erreur de logique dont la dérive aboutit à une faute pire. Examinons, en effet, ce que recouvrent les expressions : identité culturelle, nationale, religieuse, masculine ou féminine, africaine, européenne ou islamique.
De scandaleuses injustices et une misère insoutenable peuvent naître de ces manières de dire et de penser. Que dit le raciste ? Il vous traite comme si votre identité s'épuisait en l'une de vos appartenances : pour lui, vous êtes noir ou mâle ou catholique ou roux. Il adore le verbe être, aussi flou que réducteur. Le racisme puise sa puissance dans une ontologie dont l'acte premier de parole réduit, ici, la personne à une catégorie ou l'individu à un collectif. Il vous cloue dans une case comme un entomologiste pique d'une aiguille tel insecte dans sa collection ; chassé, tué, traversé d'acier il incarne son espèce. Non, vous n'êtes pas musulmane, fille, protestante ou blonde, vous ne faites que partie de tel pays et de ses modes printanières, de cette religion et de ses rites ou d'un sexe et de ses rôles mouvants. Autant l'identité, logique, détermine une rigueur, autant les appartenances tombent et flottent comme le temps, le hasard et la nécessité. De là fondent sur le monde tant de malheurs qu'il vaut mieux redresser cette erreur qui vire vite au crime.
Le racisme peut se définir par la réduction qu'il opère entre la relation d'appartenance et le principe d'identité. N'usez plus de ce terme, si répandu quand il s'agit de culture, de langue ou de sexe, puisque la faute de logique y devient un crime social et politique. Le raciste ramène le je à un nous. Qui n'a expérimenté que cette simple erreur de langue cache une tentative de mise à mort ?
Réputez donc définitivement racistes les expressions : identité culturelle, sexuelle, religieuse, nationale, si fréquentes aujourd'hui.
Éthique: inclusion et exclusion
À ces éléments d'ordre logique et sociopolitique, répondent maintenant, des choses aussi simplissimes en éthique. L'appartenance, on le dit peu, implique, en effet, une libido singulière et des pulsions plus brûlantes que celles dites du corps et de l'esprit, attachements qui flambent aux attitudes méprisantes, pendant les discussions acharnées, à la guerre, où chacun défend moins son identité, voire ses idées, que la colle de son collectif, de sa secte ou corporation. Ces délectations maladives trouvent parfois leurs soins (les doctes disent « catharsis ») dans les travées des stades où l'on joue au football ; mieux vaut certes, assister en hurlant à la victoire des Bleus contre les Verts au nombre de tirs au but qui ne tuent jamais personne, en attendant une autre compétition pour une coupe en fer blanc où le résultat s'inversera, que d'enterrer cent mille morts inutiles au soir d'une bataille de mon pays contre le tien. Cette concupiscence terrifiante de l'appartenance, d'où vient peut‑être tout le mal du monde, s'exprime en une règle, universelle, quoique non dite, de conduite: « Aimez‑vous les uns les autres », exclusive à l'intérieur, excluante vers l'extérieur. L'appartenance, alors, répète encore le verbe être : celui‑ci est des nôtres. J'ai parlé d'un sous‑ensemble et le voilà clos.
Si tel individu appartient à ce sous‑ensemble, cela suppose qu'il existe, au moins, un autre individu qui ne lui appartient pas ; de fait ou de force, nous expulserons celui‑là hors nos murs, si d'aventure il en franchit la clôture. Hors cette limite que l'appartenance dessine, cet autre ne peut bénéficier des mêmes bienfaits : l'inclusion implique et explique l'exclusion. Ainsi certaines bêtes pratiquent le meurtre extraspécifique. La question porte sur l'Autre. Puisqu'elle ne fait qu'appliquer le moi sur le moi, l'identité exprimée en rigueur reste innocente de cette exclusion ; mais l'appartenance ou collage du moi dans le nous rejette les autres de cette inclusion.
La libido d'appartenance : exercices
Avec, pour moteur, cette libido propre et déchaînée. Tout le mal du monde vient‑il de l'appartenance ? J'ai tendance à le penser. Il rôde en ces limites, fermeture et définition, découle des comparaisons et des rivalités qu'elles suscitent, soulevé par la chaleur de cette libido.
Puissiez‑vous, une fois par jour, pour la refroidir, oublier votre culture, votre langue, votre nation, votre lieu de séjour, l'équipe de football de votre village, même votre sexe et votre religion, bref l'épaisseur de vos clôtures. Les femmes changent bien de nom, passé le mariage, les voyageurs d'adresse et les émigrés de passeport. Traduisez quelque mot étranger, trahissez le dialecte aisé en votre bouche, songez que celui que l'on accuse de traîtrise traverse, au sens littéral (tra‑ducit), une frontière, se déplace tout simplement, et qu'importateur ou exportateur, il donne, à travers cette barrière (trans‑dare). Appelez plutôt ce traître un échangeur. Bénissez les traducteurs. Femmes, épousez l'ennemi de votre frère. Si vous habitez à l'ombre d'un clocher modeste ou d'une cathédrale, regardez‑les une fois le jour, à midi par exemple, comme une ziggourat, une pyramide, une mosquée ou comme une pagode sans ombre. Bienheureuses religions dont le récit fondateur ne déifie pas la terre propre, mais au contraire en bénit une tout autre, lointaine, dite sainte et tellement inaccessible que celle sur laquelle se développe la vie réelle devient vallée de larmes et lieu d'exil. D'où sommes‑nous ? De nulle part, d'ailleurs, de la transcendance. Exerçons ‑nous, enfin, en cette heure de lumière, à travestir notre ami en Persan et voir nos bêtes dragonnesques comme des princesses bien‑aimées qui appellent au secours. Puissions‑nous, de temps en temps, oublier nos appartenances. Notre identité y gagne. Avec, en prime, la paix.
Un aveu d'identité: tout inné, tout acquis
J'aime que le principe de l'identité se réduise à une tautologie vide, l'ontologie qui la supporte s'annulant de ce coup. Mon visage prend la forme d'un rond blanc, mon corps d’un manteau candide. Portrait sans traits, cire plastique à loisir. La carte peuplée se projette alors sur la carte blanche, toutes choses autres s'imprimant sur une telle incandescence : la beauté de telle amie, la laideur des villes des États‑Unis, l'étincelant Sahara, les Andes transcendantes, les courants du détroit de Baffin aux icebergs à la queue leu leu, les volcans triangulaires du Japon, brigands et saints, humbles et rois, grutiers, laboureurs, putains, ministres, tueurs au pouvoir et amoureux secrets de l'amour, savoirs et musiques. Écho bruissant de mille voix, lumière blanche à dix couleurs.
J'aime que les philosophes sensualistes, au siècle des lumières blanches, aient plongé le moi en cette cire vierge. Le monde s’y envisage et s'y dévisage à loisir, les autres y tiennent un infini entretien. En mon corps, mon âme et mon entendement‑palimpseste, mille textes et dessins se donnent rendez‑vous, pesamment surchargés, oubliés prestement, mémorisés, se chevauchant, effacés sans cesse et cependant toujours repeints et récrits en sillons remodelés. Toutes choses écrites sur cette absence ; ou : personne plus les autres ; voilà le moi. Ego nemo et alii.
Identité, vacuité, virginité. De ce vide surgit tout remplissement possible. Le plérome ou plénitude a besoin de vacance. Une vierge devient mère qui redevient vierge passé sa maternité. Presque tous les vivants, plantes, bêtes, champignons, naissent doués, ne connaissent que leur donné, marqués, munis de limites raides résistant à l'apprentissage, pour tout dire programmés, innés. Pour nous humains, tout s'acquiert, je viens de le dire, comme traces sur la cire ou couleurs dans l'incolore. Mais notre identité native comporte justement cette possibilité de tout acquérir; donnée au départ voilà une omnipotence, une totipotence, au sens où tout dort en puissance. Nous voilà universellement doués, par cette blancheur elle‑même, innée.
Il n'y a pas de discussion ni de contradiction ni même de proportion entre l'acquis et l'inné, entre les deux cartes dont je parle : tout inné, tout acquis, cette étrange addition forme l'Homme.
02:40 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : identité appartenance communautarisme racisme serres humanisme c | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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